TIC
Technologies / Sanctions et tensions : le secteur spatial à l’heure de l’invasion de l’Ukraine
Publié
3 ans depuissur
Depuis le 24 février, la Russie mène une guerre d’invasion en Ukraine. Le conflit aura des conséquences sur le monde, y compris dans le secteur spatial. En perpétuelle évolution, ce dernier va devoir s’adapter, et particulièrement en Europe. Un terrible gâchis, après des décennies de coopérations.
Cet article a pour but d’observer les conséquences du conflit russo-ukrainien sur le secteur spatial. Il est basé sur la situation au 28 février, cette dernière peut à tout moment évoluer.
En Ukraine
Priorités locales
Cela peut surprendre le profane, mais l’Ukraine est une nation spatiale importante et reconnue, avec un riche héritage datant de l’Union soviétique, développé ces dernières années au service de projets indépendants. On peut d’abord citer les industriels historiques, Ioujnoïe et Ioujmach (Yuzhnoye et Yuzhmash avec la translittération anglaise). Leurs installations basées à Dnipro, au centre du pays, n’auraient pas été touchées, mais les activités sont évidemment impactées par l’invasion.
Les Ukrainiens ont conçu et produisent le premier étage de la fusée américaine Antares de Northrop Grumman, qui a le double désavantage d’utiliser aussi des moteurs fusée russes. Celle-ci ne décolle pas souvent (2 tirs par an) et ne sert qu’à emmener les cargos Cygnus vers l’orbite basse pour ravitailler la Station Spatiale Internationale. L’approvisionnement futur des lanceurs Antares est donc en question, mais il y a deux exemplaires complets qui sont déjà aux Etats-Unis.
Le futur de Vega
D’autre part, Ioujmach produit le moteur RD-843 utilisé sur l’étage supérieur AVUM du lanceur européen Vega … et sur sa version modernisée AVUM+ pour l’évolution Vega C, dont le premier tir est attendu en mai prochain. Le premier exemplaire est complet au Centre spatial guyanais, et l’on peut s’attendre à ce qu’il y ait des moteurs RD-843 en stock en Italie sur le site de l’industriel Avio, qui s’occupe de Vega. Le plus petit des lanceurs européens est doublement concerné par la guerre, car les réservoirs de l’étage AVUM (mais pas AVUM+) sont eux produits en Russie, et seront (c’est quasi-certain) concernés par les sanctions à l’égard du domaine spatial russe. Pour Vega, il pourrait donc y avoir des tensions sur l’approvisionnement, voire une pénurie à court ou moyen terme (dès 2022 ?). Certains penseront peut-être au développement de la version Vega E, laquelle utilise un étage supérieur différent de l’AVUM… Mais cette version n’est pas finalisée, et son premier tir n’était prévu que vers 2025.
Le NewSpace n’est pas en reste
D’autres entreprises spatiales disposent de bureaux de développement en Ukraine. C’est le cas de Firefly Aerospace (USA) qui prépare son deuxième vol après un échec de son lanceur Alpha l’an dernier, de Maritime Launch Services (Canada-Ukraine) qui prépare depuis des années son lanceur Cyclone-4M conçu par Ioujnoïe, ou de Rocket Factory Augsburg (ou RFA, basé en Allemagne). Cette dernière, vue comme une pépite du NewSpace allemand, prévoyait son premier vol orbital dès la fin 2022.
Il faut noter que l’Ukraine disposait avant 2014 d’une industrie spatiale encore plus imposante, puisqu’elle avait beaucoup d’échanges avec… la Russie. Les lanceurs Dnepr, Rockot et surtout Zenit ne se sont pas relevés de la fin de ce partenariat, enterré lors de la prise de la Crimée.
Des avions aux satellites
Enfin, l’Ukraine est aussi très connue dans le domaine spatial actuel pour son activité aéronautique. Ce sont en effet les énormes avions cargo Antonov (AN-124 en particulier) qui acheminent une majorité des satellites vers leurs sites de lancement autour du monde. Leur soute pressurisée de très grande dimension en font des atouts de choix, que ne pourront remplacer au pied levé d’autres avions comme les Beluga d’Airbus.
Et l’aéroport d’Hostomel au Nord-Ouest de Kiev ayant fait l’objet de nombreux assauts et contre-offensives, la flotte sera probablement très touchée. A noter que l’AN-225, le plus gros avion du monde construit en son temps pour transporter la navette Bourane sur son dos, aurait lui aussi été détruit (ou du moins endommagé, les informations varient).
En Russie
Déjà autonomes ?
Depuis le début de l’invasion, une part importante des nations spatiales ont mis en place différentes sanctions à l’égard de la Russie, qui vont générer un impact sur le secteur spatial. Il faut toutefois noter que la Russie avait déjà été sanctionnée après son occupation de la Crimée en 2014, et qu’elle a développé entre temps des filières de production pour être indépendante (en particulier sur les composants électroniques destinés aux lanceurs, aux véhicules Soyouz ou aux satellites). De façon générale pour le volet russe des activités, le conflit ne devrait pas générer de perturbation majeure, bien qu’il soit question de quelques approvisionnements limités : Soyouz peut décoller de Plesetsk, Vostotchnyi et Baïkonour avec ses satellites civils et militaires, et les vols prévus de Proton ou Angara ne devraient pas en pâtir. Le développement de Soyouz-5, nouveau lanceur financé avec le Kazakhstan, pourrait être ralenti en cas de pressions.
OneWeb dans le collimateur
Le regard va cependant se porter sur les coopérations commerciales et institutionnelles. Il y a la question des ventes de moteurs aux entreprises américaines, certaines étant mieux protégées que d’autres (United Launch Alliance a déjà dans ses locaux les moteurs de toutes les Atlas V restant à lancer avant la retraite de la fusée). Mais le contrat qui fait l’objet de nombreuses discussions est celui de OneWeb, pour sa super-constellation en orbite basse. Il reste cinq lancements qui devaient tous être menés en 2022 depuis Baïkonour, et les 36 satellites du prochain tir, initialement prévu le 4 mars, sont d’ores et déjà sur place (et probablement sur leur adapteur en configuration de vol). Que choisira l’opérateur ? Selon de nombreux observateurs, les vols sont déjà payés… S’empêcher de décoller avec un lanceur russe par principe pénaliserait donc plutôt OneWeb. Mais l’entreprise est une aventure commune de partenaires anglais, indiens et français en majorité, il y a donc sans doute d’importantes discussions en cours. Il est peu probable que Soyouz (commercialisé par Glavkosmos ou Arianespace) remporte le prochain « lot » de décollages pour la constellation dans les conditions actuelles…
Soyouz sort de France
D’autre part, en réponse à un premier volet de sanctions, la Russie a décidé de stopper samedi 26 février les activités liées au lanceur Soyouz au Centre spatial guyanais : une centaine de personnels russes devrait retourner en Russie (leur voyage sera complexe s’ils ne sont pas déjà partis, puisque les vols commerciaux de et vers leur pays sont nombreux à être stoppés). A noter que c’est la deuxième fois en deux ans que cela se produit : les équipes étaient déjà rentrées en mars 2020 lors du début de l’épidémie de Covid-19. Cette décision russe intervient alors que les préparatifs étaient en place pour le décollage d’une paire de satellites européens Galileo.
En Europe
Un lanceur au lourd poids politique
L’Union européenne, ainsi que l’ESA et ses partenaires présents en Guyane ont pris bonne note ce weekend du départ des équipes russes. Sans doute avec des sentiments mitigés : l’opinion publique aurait mal supporté que cette collaboration se poursuive avec le conflit en cours… Mais en un sens, la Russie a visé juste, car les conséquences seront lourdes à court et moyen terme pour le spatial européen. Bien sûr, la constellation Galileo est déjà en service, et le retrait de Soyouz n’en bousculera pas le fonctionnement. Pour autant, 4 satellites devaient décoller, en 2022 uniquement, pour ajouter des unités. Sans oublier le satellite de la défense française CSO-3 (bon, que celui-ci change de lanceur n’est pas une grande surprise) ou les deux satellites scientifiques de l’ESA prévus pour début 2023, Euclid et EarthCARE. Tout dépendra donc de la reprise possible des opérations, et donc d’une fin des sanctions… qui n’est pas à l’ordre du jour.
Le retrait de Soyouz va surtout mettre en évidence une période difficile pour les lanceurs européens : Vega a son carnet de commande rempli et pourrait être bloqué à cause de l’invasion, il ne reste plus que quelques Ariane 5 (toutes sont réservées) et Ariane 6 a peu de chances de décoller en 2022. Un opérateur privé pressé ou un partenaire qui ne « jouerait » pas le jeu de la solidarité aurait tôt fait avec cette situation d’aller voir les « amis américains ».
La science ne fait pas exception
Contrairement à un sentiment public très répandu, les activités scientifiques ne sont pas un domaine à part : elles sont menées dans un cadre, dans une société, avec des contraintes politiques et des humains aux commandes. Depuis ce weekend, il y a également eu des collaborations européano-russes mises en sommeil. C’est le cas de l’instrument en bande X e-ROSITA, l’un des deux instruments principaux du télescope spatial Spektr-RG situé à 1,5 million de km de la Terre.
D’autre part, et même si rien n’est officiel pour l’instant, il y a de grosses interrogations sur la mission ExoMars . Cette dernière est en deux volets : l’orbiteur TGO qui est autour de Mars depuis 2016 (et dont une partie des instruments et des bases de réception des signaux sont russes), et la plateforme d’atterrissage Kazatchok avec le rover Rosalind Franklin, qui sont programmés pour un décollage en septembre prochain. L’astromobile comme l’atterrisseur sont en ce moment en préparation en Europe, mais devraient partir dès la fin du printemps pour Baïkonour … si les travaux sont terminés. Or, il semble que la mission puisse également être visée. Une réunion Roscosmos-ESA aurait été annulée ce 28 février, certains scientifiques ont reçu pour consigne de ne plus échanger avec leurs collègues russes…
Alors que le planning était déjà serré avec des contraintes matérielles (les parachutes) et logicielles, la mission déjà repoussée en 2018 et 2020 risque-t-elle de terminer aux oubliettes ? En Europe comme en Russie, les équipes en pâtiraient : la mission représente plus de 10 ans de travaux.
La Lune, Venus, des portes fermées ?
D’autres collaborations moins mises en avant pourraient être sur la sellette, en fonction de la durée du conflit et de la sévérité des sanctions. L’ESA fournit par exemple une caméra sur l’atterrisseur russe Luna-25, et devait participer activement à la mission lunaire suivante. La Russie a annoncé stopper ses travaux sur la mission commune Venera-D à destination de Venus, ce qui signe sans doute l’arrêt de ce projet en gestation depuis une quinzaine d’années mais jamais concrétisé faute de fonds (la NASA, pendant ce temps, a validé deux missions vers Venus dans la décennie à venir).
En orbite…
La continuité ou rien
Reste la question qui revient le plus souvent, à savoir ce qui concerne la Station spatiale internationale . Pour l’instant, à part quelques gesticulations (en particulier du directeur de Roscosmos et ami de Vladimir Poutine, Dmitri Rogozine), le planning se poursuit exactement comme prévu. Un cargo Progress a d’ailleurs rehaussé l’orbite de l’ISS ce weekend, et les activités scientifiques suivent leur cours. La collaboration sur place, comme on l’expliquait dans un précédent article , n’est pas réellement une option : les systèmes de bord sont particulièrement répartis entre le segment russe et l’USOS. La Russie dispose de l’ordinateur central qui pilote l’ISS et rehausse régulièrement son orbite, les Etats-Unis gèrent l’orientation grâce à d’imposants sets de gyroscopes et fournissent l’électricité pour tout le monde.
Les modules sont interconnectés dedans et dehors, les équipages sont mixtes (l’Américain Mark Vande Hei par exemple, fait partie de l’équipage Soyouz) et sont formés pour devenir une « petite famille ». Inutile de le rappeler, ils travaillent ensemble, comptent les uns sur les autres avec leur vie, et ce sont en général des amis avant d’être des citoyens de telle ou telle nation. Le commandant de l’ISS lui-même, le russe Anton Shkaplerov, est né en Crimée du temps de l’URSS, il a donc ses origines en Ukraine.
Tenter de ne pas en arriver là
Reste que dans quelques scénarios extrêmes (dépassant par exemple le non-envoi de cosmonautes sur Crew Dragon en octobre prochain), un déchirement entre partenaires pourrait avoir raison de l’ISS sous sa forme actuelle. Il n’est pas aisé de prévoir ce qui se passerait alors, aucune des deux moitiés de la station n’étant aujourd’hui prête à être « débranchée » de celle d’en face. Sur les réseaux sociaux, plusieurs Américains se sont amusés à représenter une version de la station sans la Russie, avec des cargos Dragon de SpaceX pour assurer la propulsion orbitale. Reste que ces derniers ne sont pas prévus pour aujourd’hui, que le design ne permet pas d’y ajouter d’énormes réserves de carburant pour leurs propulseurs à court terme (en utilisant par exemple leur soute pour ça), et que SpaceX n’a pas deux, trois ou quatre capsules configurées et prêtes à partir. Et quand bien même, ça ne résoudrait pas tout.
De leur côté, les Russes ont envoyé il y a moins de 9 mois deux nouveaux modules sur la station, et n’ont sans doute pas l’intention de voir tout ce travail désintégré dans l’atmosphère. Et il est inutile de croire que le rapprochement spatial entre Russie et Chine pourrait donner lieux à une collaboration sur leur station CSS. Si une telle aventure se concrétisait, il faudrait sans doute plusieurs années avant d’en voir le fruit (d’autant que la Chine a peu à y gagner).