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Technologies / Protéger la science contre les espions
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3 ans depuissur
Près de 2 000 personnes travaillant à la conception d’un vaccin ou d’un remède contre la COVID-19 ont reçu en 2020 un inquiétant message du Service canadien du renseignement de sécurité. Extrait du livre Missions de l’ombre (Les Éditions La Presse), de notre collaborateur Fabrice de Pierrebourg.
n ce début d’année 2020, c’est le branle-bas de combat derrière les murs de l’ultrasécurisé quartier général du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), à Ottawa. La COVID-19 semble déjà réunir toutes les conditions pour se transformer, ce qui est inédit, en une question de sécurité nationale à plusieurs visages.
Le virus n’est plus seulement l’affaire de scientifiques en blouse blanche reclus dans leurs laboratoires. Des services d’espionnage étrangers s’agitent déjà dans l’ombre, prêts à passer à la vitesse supérieure dès que l’inévitable course au vaccin débutera. La pandémie ne confine pas les espions. Loin de là.
Le Service canadien du renseignement de sécurité et le Centre de la sécurité des télécommunications (CST) du Canada, l’agence partenaire chargée notamment du renseignement électromagnétique étranger et de la protection des réseaux et des systèmes gouvernementaux, sont dès lors convaincus que des opérations d’espionnage et de cyberespionnage scientifique et technologique visant le Canada et ses alliés vont se multiplier à un rythme effrayant, au fur et à mesure que la pandémie prendra de l’ampleur.
Ils anticipent que la recherche et le développement portant sur un futur vaccin et un traitement de la maladie seront convoités en priorité. Car il s’agit d’un enjeu considérable sur le plan financier, mais aussi en matière de politique intérieure. « La solution la plus facile pour rattraper un retard [technologique ou scientifique], c’est de voler ! » résume Miriam (nom fictif), agente de renseignement du SCRS en poste au Québec.
Pour un État, mobiliser ses espions au service de son économie et de ses entreprises n’est pas une tactique nouvelle. Sauf que l’espionnage économique, c’est-à-dire État contre État, se confond de plus en plus avec l’espionnage industriel, entreprise contre entreprise. Cela permet aux espions des pays les plus actifs dans ce domaine de se cacher derrière des entreprises pour brouiller les pistes et agir sans attirer l’attention du contre-espionnage. « Ces menaces existaient déjà avant, confirme Miriam. Mais elles se sont aggravées pendant la pandémie. Des acteurs étrangers ont profité de ce sentiment d’urgence pour augmenter leurs attaques. »
Et comme prévu, ces offensives ne tardent pas. Les experts du CST sont témoins d’une hausse des cyberattaques lancées entre janvier et juin 2020 par des États, ainsi que par des groupes de pirates parrainés par ces mêmes États. Facteur aggravant : la généralisation du télétravail à domicile sur des ordinateurs et des systèmes plus vulnérables va faciliter les intrusions dans des réseaux et des serveurs d’entreprises et d’organisations.
Au cours de l’été 2020, les ordinateurs du CST canadien et de ses alliés américain (National Security Agency) et britannique (National Cyber Security Centre) détecteront d’ailleurs une vaste opération ciblant la recherche d’un vaccin contre la COVID-19. Ils remonteront alors jusqu’à un mystérieux groupe de pirates, baptisé APT29 (connu aussi sous les noms de Dukes ou Cozy Bear), actif depuis au moins une dizaine d’années pour le compte ou au sein même du SVR (service de renseignement extérieur russe).
Les acteurs majeurs de l’appareil du contre-espionnage canadien ne sont pas les seuls à s’inquiéter de la situation. Sur la Colline, à Ottawa, les membres du très restreint Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement se penchent aussi sans délai sur cette nouvelle menace. Grâce à leur très haute cote de sécurité, ils vont éplucher semaine après semaine plusieurs documents top secret rédigés par le SCRS, le CST et le Centre canadien pour la cybersécurité. Et rencontrer des hauts responsables de ces organisations. C’est ainsi qu’ils pourront établir un palmarès au sommet duquel trônent la Russie et la Chine, qualifiées d’« acteurs étatiques les plus perfectionnés », et dont « les cybermoyens sont parmi les plus sophistiqués au monde », suivies de peu par l’Iran et la Corée du Nord.
C’est dans ce contexte troublé qu’au début de mars 2020, le directeur du SCRS, David Vigneault, convie René Ouellette, qui dirige le Programme de liaison-recherche au sein de l’agence gouvernementale, à une réunion dans son bureau.
La nouvelle mission que confie à Ouellette le grand patron du SCRS consistera à contrer le plus vite et le plus en amont possible les manœuvres clandestines d’ingérence étrangère et d’espionnage visant la recherche médicale et pharmaceutique et, plus globalement, la réponse canadienne — sanitaire et politique — à la pandémie.
En résumé, prévenir avant même que le pillage anticipé ne débute.
Il y a 10 ou 15 ans, les espions étrangers actifs au Canada ciblaient surtout les recherches dans le domaine militaire, les affaires étrangères et le Bureau du Conseil privé (le ministère du premier ministre fédéral). Donc le gouvernement canadien. « Mais nous avions un État bien protégé, dit René Ouellette, avec des employés détenant des cotes de sécurité et des secrets gardés dans des coffres-forts, si l’on veut employer cette image. »
Depuis ces dernières années, le SCRS constate avec inquiétude que les « adversaires étrangers » ont de plus en plus dans leur ligne de mire les laboratoires universitaires et les petites entreprises technologiques. Et même des structures très protégées, tel le Laboratoire national de microbiologie de Winnipeg, qui stocke et manipule des maladies parmi les plus mortelles de la planète.
Ces endroits sont des maillons faibles d’autant plus vulnérables que c’est dans leur ADN d’évoluer dans un milieu ouvert et collaboratif, de travailler main dans la main, et sans méfiance, avec des homologues étrangers.
Pour ne rien arranger, le mandat qui confine le service civil de renseignement, depuis sa création, en 1984, dans un rôle d’informateur et de conseiller du gouvernement du Canada quant aux menaces envers la sécurité du pays l’a longtemps empêché d’être plus proactif dans ses échanges avec les milieux universitaire et privé ainsi que celui des affaires.
La bataille planétaire autour de la COVID-19 va s’avérer être la bonne occasion pour pousser le SCRS à « sortir de sa bulle fédérale ».
À la suite de la réunion entre David Vigneault et René Ouellette, décision est prise d’organiser en urgence des séances d’information et de sensibilisation à grande échelle avec tous les milieux qui pourraient être ciblés par les espions étrangers. En incluant même les partenaires qui interviendront ultérieurement dans la chaîne logistique d’approvisionnement en matériel de protection puis de distribution des futurs vaccins jusqu’aux centres de vaccination.
Mais par où commencer ? Un travail de moine attend René Ouellette et ses collègues. Premièrement, ils doivent recenser tous les acteurs, majeurs et mineurs, de cette lutte contre la pandémie. Qu’ils soient un chercheur solitaire, un laboratoire de recherche universitaire, une petite entreprise technologique ou une société pharmaceutique, tous sont à risque. Et tous doivent être contactés au plus vite.
Plusieurs acteurs engagés dans la lutte contre la COVID-19 sont déjà connus du SCRS, parce qu’ils sont actifs dans des domaines cruciaux qui suscitent depuis longtemps la convoitise de services d’espionnage étrangers. Le vrai défi est de lister la myriade de petites structures (y compris universitaires) concernées, parfois indirectement. Il ne faut oublier personne.
Les agents mobilisés partout au pays, dont Miriam, épluchent toutes les sources ouvertes et restent à l’affût du moindre reportage, de la moindre conférence de presse, du moindre communiqué afin de collecter le plus de noms possible.
Les millions de dollars de fonds publics qui se mettent à ruisseler vont donner au SCRS un coup de pouce, mais aussi des sueurs froides… Par exemple, le 6 mars 2020, le gouvernement fédéral annonce des investissements de 27 millions de dollars dans près d’une cinquantaine d’équipes de recherche impliquées dans cette bataille naissante afin de trouver un traitement médical antiviral et même un vaccin. Leurs noms, leur lieu de travail et le détail de leurs projets sont immédiatement rendus publics sur le site Internet du gouvernement fédéral.
« Dès qu’un bénéficiaire de cette aide financière gouvernementale était identifié publiquement, on savait que l’on ne serait pas, dès lors, les seuls à vouloir lui parler… », se souvient René Ouellette.
En parallèle, son équipe doit concevoir de la documentation pour les briefings à venir, ce qui l’oblige à déclassifier certaines informations jusque-là gardées secrètes.
Dans les domaines classiques du contre-terrorisme et du contre-espionnage, c’est dans le secret le plus total que le SCRS recherche des renseignements pour mener à bien sa mission. Cette fois-ci, le Service devra au contraire ouvrir son jeu et transmettre l’information la plus précise et concrète possible afin d’être persuasif.
« Au Canada, les toutes nouvelles technologies des domaines de la santé, de la biopharmaceutique, de l’intelligence artificielle, de l’informatique quantique, des océans et de l’aérospatiale font face aux plus grandes menaces », avertit le SCRS dans une brochure qu’il va distribuer aux acteurs de ces secteurs et dont le titre est sans équivoque : Protégez vos recherches. Tout peut intéresser les espions étrangers : des documents de conception, des plans de fabrication, des résultats de tests, des demandes de brevets, et même des renseignements sur les employés et les fournisseurs.
Cette phase préparatoire est bouclée en six semaines. Mi-avril, l’agence fédérale est prête à passer à la phase terrain de son opération COVID-19. Toutes les antennes régionales du SCRS sont mises à contribution. À Montréal, Miriam s’installe à son bureau avec sa liste. Et elle enchaîne les appels.
Évidemment, la plupart des personnes qui sont contactées n’ont jamais eu affaire à un agent du Service. Il faut imaginer leur surprise lorsqu’au bout du téléphone, une interlocutrice se présentant comme une agente du SCRS mentionne vouloir leur parler d’urgence. La conversation qui s’engage avec Miriam ressemble parfois à ça :
— Pourquoi voulez-vous nous parler ? Nous ne sommes pas des espions et nous ne faisons pas de géopolitique.
— C’est la géopolitique qui s’intéresse à vous. Vos recherches ont de la valeur, vous savez…
Inculquer une culture de la sécurité au sein de la société civile n’est pas une tâche facile, constatent, dépités, les agents et ex-agents avec qui l’on aborde ce sujet. Ils ont tous en mémoire au moins une occasion où l’on a balayé avec condescendance les conseils du « SCRS qui voit des espions partout », minimisé le risque ou fait semblant de ne pas le voir.
Certains protagonistes du monde des affaires et du milieu universitaire, voulant coûte que coûte pérenniser leurs accords avec des partenaires étrangers qui leur font miroiter une expansion de leur marché, un financement ou des profits mirifiques, peuvent ainsi dérouler un vrai tapis rouge devant l’espionnage étatique.
Une vision à court terme qui risque de leur jouer de mauvais tours. Et lorsque les cibles de ces opérations d’espionnage se rendent compte qu’elles se sont fait berner, il est souvent trop tard. « Tous ne jouent pas avec les mêmes règles… il faut le savoir », rappelle souvent Miriam à ses interlocuteurs en guise d’avertissement.
La délégation d’une entreprise de haute technologie, à la fine pointe dans son domaine au Canada, avait fait fi des avertissements et des conseils prodigués par un agent du SCRS avant son départ pour la Chine à l’invitation d’une entreprise liée au gouvernement du pays et travaillant entre autres à l’époque sur un projet d’avion de chasse furtif.
Sitôt arrivés sur place pour trois semaines de séances de négociations en vue d’un éventuel partenariat, les Canadiens se sont aperçus qu’ils étaient suivis et que leurs chambres ainsi que les salles où ils travaillaient étaient truffées de systèmes d’écoute électronique. La réalité venait de les rattraper.
En Occident, les exemples sont légion d’individus occupant des positions stratégiques ou ayant simplement des accès légitimes à des informations classifiées qui, au cours des décennies passées, ont retourné leur veste pour offrir leurs services à des États étrangers ou à des organisations criminelles. Et le Canada n’y a pas échappé. Ces taupes ont agi volontairement, pour un motif idéologique, par vengeance ou même par cupidité.
Mais le phénomène qui préoccupe le plus les agents du SCRS, en cette époque de pandémie, ce sont les taupes dans le milieu scientifique recrutées puis manipulées par la contrainte.
Voilà une réalité actuelle presque tragique, dont des étudiants et des chercheurs « de classe mondiale » originaires de certains pays étrangers sont les victimes. Et la méthode souvent employée pour les obliger à effectuer une mission d’espionnage au détriment de leur laboratoire de recherche ou de leur entreprise consiste à exercer un chantage sur leur famille demeurée dans leur pays. « Pour un service étranger, utiliser une personne déjà en place pour la forcer à travailler pour son compte est toujours plus efficace et rapide que d’infiltrer un agent », dit René Ouellette.
Les techniques de collecte d’informations employées peuvent aussi être plus subtiles.
Le MI5 britannique a déjà mis en garde les gens d’affaires qui se rendaient en Chine contre une tactique qui consiste à amadouer des visiteurs étrangers et à flatter leur égo, qu’ils soient chefs d’entreprise ou chercheurs.
Cette amitié et cette hospitalité cachent probablement une opération soit de dépistage (talent spotting), pour déterminer si la cible détient des secrets intéressants, soit de « subtilisation », pour lui « soutirer subtilement des informations » au cours d’une conversation qui semble inoffensive, prévient de son côté le SCRS dans un livret de directives de sécurité destiné aux fonctionnaires fédéraux. On parle aussi de la méthode dite « de l’aspirateur » si ces informations sont ajoutées à d’autres obtenues de la part de collègues, par exemple, afin d’obtenir au bout du compte un résultat « très précieux », d’où son nom d’effet mosaïque.
Le vol de propriété industrielle peut également se faire par l’intermédiaire d’investissements et d’acquisitions de la part de l’étranger : achat de brevet, exportation de technologies. Ou encore en encourageant ses scientifiques expatriés à revenir au pays avec leurs travaux dans leurs bagages, comme le fait la Chine avec son programme baptisé Mille talents.
L’opération de contre-espionnage COVID-19 s’est déroulée rondement, malgré les contraintes causées par les confinements et le télétravail, qui a aussi touché les agents du SCRS. Ce sont près de 2 000 Canadiens ainsi que 250 entreprises et instituts de recherche, tous préalablement ciblés, qui ont pu être contactés. Et qui ont pu assister à des briefings non classifiés.
« Le mot s’est passé rapidement dans ces milieux, et des drapeaux rouges se sont ensuite levés à l’occasion », dit René Ouellette. Un exemple parmi d’autres : des universités canadiennes se sont empressées de réviser leurs contrats de collaboration avec certains pays étrangers.
Cette vaste opération nationale de prévention et de sensibilisation aura également procuré un autre avantage non négligeable au SCRS : celui de profiter de remontées spontanées d’informations précieuses concernant des activités suspectes ou de réelles tentatives d’espionnage. Le téléphone s’est mis à sonner dans les bureaux régionaux du service de renseignement d’un bout à l’autre du pays.
C’est ainsi qu’un membre d’un institut de recherche a communiqué avec le SCRS après avoir reçu un courriel provenant d’une personne qui, de par sa fonction, avait accès à de l’information interne, dont la teneur préoccupait toutefois son équipe. Leur méfiance s’est avérée justifiée. Les renseignements fournis par cet interlocuteur étaient assez pertinents pour motiver l’ouverture d’une enquête de contre-espionnage. « Nous avions affaire à une offensive coordonnée menée par un État étranger sur tout le territoire canadien », révèle René Ouellette.
Une offensive que cet institut de recherche venait certainement de contrecarrer grâce à sa vigilance.
Source : lactualite