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Technologies / Les NFT : entre l’art et le commerce

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Il y a un an, le collage numérique Everydays : The First 5 000 Days, de l’illustrateur Beeple, se vendait 69,3 millions de dollars américains en format NFT. Depuis, cette technologie séduit d’autres industries. Même les Canadiens de Montréal s’y sont mis !

Sur l’un des 12 téléviseurs de 55 pouces de la galerie d’art 0x Society, dans le quartier Griffintown, à Montréal, une vidéo de 45 secondes tourne en boucle : un humanoïde se tient immobile dans un centre de données futuriste, sur fond de musique angoissante. Après quelques secondes, un déclic se produit et le robot semble prendre vie, animé par l’intelligence artificielle. La vidéo, Agent, de l’Américain Maskarade (de son vrai nom Brandon Allen Bolmer), a trouvé preneur lors du vernissage de l’exposition humA.I.ns, au début novembre. Le collectionneur tg12 (son pseudonyme sur Internet) l’a achetée pour la somme d’environ 180 000 dollars.

Tout le monde peut continuer de voir l’œuvre en ligne, mais seul tg12 peut se vanter d’en être le propriétaire, puisqu’il possède le jeton qui l’atteste. Ce jeton, appelé NFT (pour non-fungible token, ou jeton non fongible), est le certificat de propriété du fichier numérique. L’historique de toutes les transactions concernant Agent est accessible en temps réel grâce à la technologie de la chaîne de blocs, cette grande banque de données décentralisée qui sert de registre virtuel pour les cryptomonnaies, par exemple. Ainsi, lorsque le collectionneur revendra Agent — idéalement plus cher qu’il ne l’a payée —, tout se fera en mode virtuel, paiement comme transfert de propriété, et le monde entier pourra voir les détails.

La technologie des NFT existe dans sa forme actuelle depuis environ cinq ans, mais c’est en mars 2021 qu’elle est vraiment entrée dans l’imaginaire collectif, avec la vente chez Christie’s du collage numérique Everydays : The First 5 000 Days, de l’illustrateur américain Beeple. La présence d’un NFT chez une société de vente aux enchères réputée avait attiré l’attention. Mais c’est le montant final de la transaction, 69,3 millions de dollars américains, qui a déclenché un véritable raz-de-marée médiatique.

Pourquoi acheter une œuvre numérique que tout le monde peut voir gratuitement en surfant sur le Web ? se demandent encore bien des gens. Réponse courte : parfois pour l’amour de l’art, mais surtout pour sa valeur spéculative. De la même façon que c’est le marché qui dicte la valeur d’une œuvre physique, c’est le désir des humains de posséder une œuvre numérique qui lui confère de la valeur, qu’il s’agisse d’une vidéo, d’un dessin ou d’une chanson.

L’effet de mode est indéniable. « Il y a beaucoup de spéculation », affirme Gauthier Zuppinger, cofondateur du site NonFungible.com, qui observe le marché des NFT et estime la valeur de cyberportfolios de collectionneurs. Certains amateurs se procurent des œuvres pour encourager les artistes, dit-il, mais nombre d’acheteurs veulent simplement profiter de la vague et revendre les acquisitions à plus gros prix.

Le marché des NFT est d’ailleurs dominé non pas tant par des œuvres que par des objets virtuels à collectionner, comme les CryptoPunks, ces représentations d’êtres à l’allure punk générées par un algorithme. Ou encore les NFT de la collection Bored Ape Yacht Club, des avatars de singes. Certaines de ces images simples et créées par ordinateur ont été payées environ deux millions de dollars ! Pas étonnant que ceux qui en possèdent (il existe 10 000 CryptoPunks et 10 000 Bored Apes, qui se vendent plus de 250 000 dollars chacun) s’en servent généralement comme avatar sur leur compte Twitter.

La popularité des NFT a propulsé l’art contemporain en général vers de nouveaux sommets en 2021, d’après le dernier rapport annuel d’ArtMarket, une entreprise française d’analyse du marché de l’art. En un an, les ventes totales ont bondi de 2,5 milliards à 3,4 milliards de dollars environ. Et c’est en grande partie grâce aux NFT.

Sur le marché primaire (la vente par l’artiste), les collectionneurs ont déboursé quelque 675 millions de dollars pour des NFT pendant les six premiers mois de 2021 seulement, alors qu’il s’en était vendu pour autour de 37 millions de dollars en 2020, selon une analyse de la société de services financiers suisse UBS. Même hausse du côté du marché secondaire : la revente d’œuvres numériques est passée de 47 millions à 960 millions de dollars au cours de la même période.

La plupart des plateformes où sont vendus les NFT remettent un pourcentage (de 5 % à 10 %) des transactions secondaires aux artistes qui ont conçu les œuvres. Ce qui n’est pas le cas dans le marché de l’art traditionnel, où un peintre, par exemple, ne profite aucunement de la spéculation à la revente de ses tableaux.

Afin de permettre aux créateurs de tirer profit de l’engouement, la galerie 0x Society a mis en place un programme de subventions pour former les artistes canadiens à cette technologie. « On leur offre entre autres des séminaires propres aux NFT, pour les aider notamment à bâtir une communauté en ligne et à trouver un rythme de création qui optimise l’offre et la demande », illustre le cofondateur Yannick Folla.

Même si les NFT ont survécu au scepticisme qui a suivi leur explosion au printemps 2021, bien des gens dans le monde artistique se gardent une petite gêne avant de les adopter. Dans une entrevue avec le média en ligne The Crypto Syllabus, le compositeur Brian Eno a eu ce commentaire à l’automne 2021 : « Je ne vois pas ce qu’il y a de nouveau, à part une succession de chiffres qui bougent d’un compte bancaire à l’autre. » De nombreux artistes ont émis des réserves du genre.

« Les NFT ont une incidence dans le secteur commercial qui entoure l’art. Mais pour les artistes qui sont déjà établis et pour les institutions, l’intérêt n’est pas encore évident », selon la directrice artistique du Musée d’art contemporain de Toronto, November Paynter, qui note au passage que « l’art numérique n’est pas nouveau. On paie par exemple régulièrement des artistes pour qu’ils créent des œuvres vidéos ». Ce n’est toutefois qu’une question de temps avant que certains musées présentent de telles œuvres NFT, croit November Paynter, ce qui permettrait entre autres de faire découvrir une nouvelle génération d’artistes.

Au cours des derniers mois, la technologie a été essayée à toutes les sauces. Des entreprises comme les Canadiens de Montréal, l’Associated Press, Adidas et Nissan ont lancé des NFT à collectionner. Le club de hockey, par exemple, a produit à l’automne des dizaines de cartes de hockey virtuelles, chacune vendue à des centaines d’exemplaires (de multiples NFT d’une même œuvre peuvent être créés). Les réseaux sociaux et le jeu vidéo commencent également à s’intéresser à ce marché.

Ubisoft a ainsi conçu Quartz, une plateforme permettant d’acheter et de revendre des objets virtuels, utilisables dans son jeu Tom Clancy’s Ghost Recon Breakpoint. Des costumes et des armes colorées, ce n’est pas nouveau dans les jeux vidéos. Ils sont même au cœur du modèle d’affaires de nombreux titres, comme Fortnite. Mais jusqu’ici, les joueurs ne pouvaient pas revendre leurs acquisitions.

Quartz n’est qu’« une première expérimentation », explique Nicolas Pouard, vice-président du Lab d’innovation stratégique d’Ubisoft. Ce dernier espère que l’expérience sera l’occasion de mieux comprendre comment cette technologie pourra être utilisée dans l’avenir, et ce qu’elle « peut apporter comme nouvelles possibilités pour les joueurs ».

Selon Gauthier Zuppinger, ce sont les essais du genre qui marquent le plus le marché des NFT en ce moment. « Tout se développe extrêmement vite et la technologie va dans toutes les directions, observe-t-il. Ça a d’ailleurs un côté très darwiniste, puisque de nombreux projets meurent, alors que les plus forts survivent. On est en pleine évolution. »

Quels usages vont s’effondrer et lesquels auront un véritable effet sur leur domaine ? Les paris sont ouverts.

Source : lactualite

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