Les professeurs dénoncent l’absence de réponse institutionnelle à un problème qu’ils considèrent ancien.
Un lycéen poignardé en pleine classe, un autre passé à tabac en sortant des cours, des marteaux et couteaux retrouvés dans les cartables… En Seine-Saint-Denis, les enseignants sont désemparés face à la violence et dénoncent l’absence de réponse institutionnelle à un problème ancien.
Le 30 septembre, 9h30 au lycée Paul-Eluard de Saint-Denis. Un élève de 19 ans sort un couteau et blesse un de ses camarades, âgé de 16 ans. Faute d’infirmière, c’est un élève qui exerce un point compression sur ses blessures en attendant l’arrivée des secours. Un an plus tôt, aux Lilas, Kewi, 16 ans, mourait après avoir été poignardé en marge d’un cours d’EPS lors d’une rixe entre quartiers.
Pour Jérôme Martin, professeur de français à Paul-Eluard, «un nouveau cap a été franchi» cette année. «Nous n’avons plus les moyens pour repérer les problèmes, anticiper», regrette-t-il, «je n’ai jamais vu autant de collègues pleurer que depuis cette rentrée». Les syndicats de Seine-Saint-Denis ont appelé a une journée de grève, mardi, afin de réclamer le recrutement d’enseignants, mais aussi d’infirmières et d’assistantes sociales. Dans le département le plus pauvre de France métropolitaine, la situation a encore été aggravée par l’épidémie de Covid et les enseignants bouleversés par l’assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre.
Les enseignants «usés»
«Les phénomènes de violence (dans les écoles) sont stables depuis qu’on a commencé à les mesurer, à la fin des années 1990, mais une frange d’établissements concentrent depuis vingt ans les violences les plus élevées», note le sociologue Benjamin Moignard. Le rectorat de Créteil l’affirme, «les faits de violence entre jeunes du département (…) ont été moins nombreux» depuis la rentrée de septembre que «les années précédentes».
«Ce qui est nouveau, ce n’est pas la violence mais le niveau d’épuisement des équipes. Dans tous les territoires, mais surtout dans les plus ségrégés, les enseignants, usés, ont le sentiment d’être abandonnés par l’institution, ce qui pose de grosses questions», estime lui Benjamin Moignard. Pour l’universitaire, «les politiques sont assez frileux à prendre à bras le corps ce problème» et «la Seine-Saint-Denis a besoin d’un plan ‘‘Marshall’’, pas de mesurettes». En octobre 2019, après la publication d’un rapport parlementaire qui avait mis en évidence la sous-dotation de la Seine-Saint-Denis en matière de services publics, le gouvernement avait annoncé 23 mesures.
Camille (prénom modifié) est enseignante au lycée professionnel d’Alembert d’Aubervilliers, où était scolarisé Kewi. Mais aussi Djadje Traoré, 19 ans, poignardé à mort en novembre 2019 près de chez lui, à Saint-Ouen. Le regard fatigué, elle explique avoir trouvé en octobre un marteau dans le sac d’un de ses élèves. Elle raconte la violence omniprésente, les ordinateurs qui ne fonctionnent pas, les «élèves qui ne voient pas au tableau car ils n’ont pas de lunettes» et «ceux qui portent leurs baskets en chaussons car leurs pieds grandissent trop vite pour les salaires de leurs parents».
«Ici on cumule tout», résume cette trentenaire, évoquant les collègues qui «perdent l’appétit» et ceux qui «boivent trop» en rentrant le soir. Un an après la mort des deux élèves, les enseignants ont le sentiment que «rien ou presque» n’a changé. «En plus du boulot, on se bat avec notre institution, ce n’est pas possible», souffle Camille.
Un phénomène qui touche les «petites classes moyennes où le ‘‘virilisme’’ est valorisé»
«Elèves qui angoissent et qui décrochent, parents qui ont peur, enseignants sous tension: les conséquences psychologiques et sociales de ces violences sont importantes», s’inquiète le chercheur Marwan Mohammed (CNRS). A ses yeux, les racines des violences entre quartiers rivaux sont d’abord liées aux inégalité, à la ségrégation et aux discriminations.
«C’est un phénomène qui touche d’abord les classes populaires et les petites classes moyennes, où le ‘‘virilisme’’ est valorisé et où la force permet d’accéder à une position sociale, selon une logique honorifique», décrit-il. «Ce phénomène se reproduira encore longtemps si on ne réduit pas le vivier des jeunes en échec scolaire».
Début octobre, au lycée Paul-Robert des Lilas, où était scolarisé le meurtrier présumé de Kewi, un élève a été tabassé à la sortie des cours «simplement car il habitait dans la mauvaise ville», témoigne Gabriel Lattanzio, un professeur d’anglais de l’établissement. Une affaire qui s’est soldée «par cinq points de suture», dit-il, et «la consigne donnée aux enseignants de ne pas en parler».
Source : etudiant.lefigaro